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Lucie Lepoutre

Lucie Lepoutre

FCF – Comment vous est venue l’idée, ou l’envie, de conduire une recherche sur ce sujet ?

Au cours de mes études à Sciences Po Lille, j’ai fait un stage d’assistante de recherche au Chili. Dans ce cadre, j’ai mené des entretiens avec des personnes qui ont été militantes socialistes sous le régime de Pinochet et qui avaient subi pour beaucoup des actes de torture et vécu l’exil… Je pouvais voir dans les entretiens les effets trente ans plus tard de ce qu’ils avaient traversé.

En rentrant en France, j’ai décidé de me dédier à la recherche sur la prise en charge des victimes de torture. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur la thématique de l’accueil des personnes exilées en France dans le cadre d’un master à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Puis, en découvrant la complexité du dispositif d’accompagnement et l’engagement des personnes qui leur viennent en aide, j’ai voulu réaliser ma thèse sur le sujet. 

J’ai obtenu un financement CIFRE de l’association France terre d’asile qui souhaitait également un regard sociologique sur les pratiques d’accompagnement des personnes en demande d’asile. Pour avoir une vision plus globale des enjeux de l’accompagnement des personnes exilées, j’ai élargi mon terrain d’enquête à une dizaine d’associations différentes. 

FCF – Quelles sont les trois points les plus saillants de votre thèse ?

La demande d’asile est la procédure dans laquelle les personnes peuvent être reconnues réfugiées et ainsi bénéficier d’un droit de résidence en France. La demande d’asile dure plusieurs mois et peut conduire à la reconnaissance d’une protection internationale ou à une décision de rejet qui s’accompagne alors souvent d’une obligation de quitter le territoire. Dans ce statut temporaire, les personnes exilées sont donc placées à la frontière symbolique entre le réfugié à accueillir et le migrant jugé indésirable. Les politiques d’asile reflètent cette tension entre l’accueil et le rejet. 

Dans ma thèse, j’analyse les pratiques d’accompagnement des demandeurs et demandeuses d’asile par les acteurs associatifs en France. Dans les politiques d’asile européennes, il est prévu que les personnes en demande d’asile bénéficient d’une aide dans leurs démarches administratives et sociales. Je montre comment les acteurs associatifs qui s’impliquent dans la réalisation de cette mission en France sont mis à l’épreuve par les contradictions des politiques migratoires contemporaines. 

Le premier apport de ma thèse concerne la compréhension des acteurs associatifs, des tensions inter-associatives et des coopérations possibles. Dès les débuts de ma recherche, j’ai pu observer les différences entre acteurs associatifs qui prennent en charge l’accompagnement des demandeurs d’asile. J’ai ainsi construit deux idéaux-types d’associations qui permettent de mieux comprendre les divisions :

  • D’un côté, on trouve les associations opératrices auxquelles l’Etat délègue des missions d’accompagnement des personnes exilées. Ces associations sont majoritairement composées de salariés et leur légitimité se construit souvent par la mise en avant de leur professionnalisme. Pour donner quelques exemples connus, France terre d’asile, Coallia ou Forum-Réfugiés sont des associations opératrices. 
  • De l’autre côté, on trouve ce que j’ai appelé “les associations compensatrices”. Elles accompagnent les demandeurs d’asile en réalisant des missions d’accompagnement social et juridique souvent similaires aux associatifs opératrices, mais sans avoir la délégation de l’Etat, dans une logique de compensation des politiques d’accueil. Les missions d’accompagnement y sont principalement réalisées par des bénévoles. Une de leurs spécificités est généralement l’intensité de leur militantisme, plus visible que celui des associations opératrices. Pour illustrer ce type d’associations, je pense notamment à l’exemple d’Utopia 56 souvent mentionné par la presse. 

Le rapport à l’Etat et aux politiques d’asile est donc complètement différent. Cela est source de tensions et de beaucoup d’incompréhension entre les acteurs de ces deux univers associatifs, “compensateur” et “opérateur”. Le travail compréhensif que j’ai réalisé, sans préjuger que l’un soit meilleur ou plus efficace que l’autre, permet de les dépasser et de mettre en avant leur complémentarité et les possibles collaborations pour atteindre un objectif commun : l’accueil digne des personnes exilées. Les acteurs engagés simultanément dans ces deux univers associatifs contribuent d’ailleurs à faciliter les relations interassociatives, en apportant une compréhension réciproque des enjeux.  

Le deuxième point saillant est le manque de moyen des politiques d’accueil des demandeurs d’asile. De fortes inégalités existent entre les dispositifs officiels d’accueil des personnes exilées. Cela implique que certaines sont accompagnées d’une manière beaucoup moins approfondie et individualisée que d’autres. Lorsqu’une personne exilée est en demande d’asile, elle a accès à un des dispositifs officiels financés par l’Etat. L’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) est chargé, après évaluation de la situation des personnes, d’orienter les personnes soit vers des places d’hébergement avec accompagnement inclu (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, CADA, par exemple), soit vers des structures d’accueil qui fournissent uniquement une domiciliation et un accompagnement, mais sans hébergement (SPADA) – notamment en raison du manque de places d’hébergement disponibles. Dans les CADA, on compte environ un salarié pour 20 personnes exilées. Dans les SPADA, on peut compter jusqu’à plus de 500 personnes exilées par intervenant. Le travail d’accompagnement ne peut donc pas être le même. Ma thèse souligne les mécanismes de non-recours à l’accompagnement sociale et administrative des personnes exilées qui sont orientées vers les SPADA (par manque de temps des intervenants, par crainte de déranger des intervenants surchargés ou par manque d’informations sur leurs droits dans un contexte d’accueil qui réduit considérablement les temps d’explication). Les effets de ce manque de moyens sont visibles et néfastes aussi bien pour les personnes exilées que pour ceux qui leur viennent en aide et peuvent faire face à une perte de sens au travail. Une des conséquences directes de ce manque de moyens est aussi l’existence des ces associations compensatrices qui répondent bénévolement à des besoins sociaux et administratifs que les politiques d’accueil ne permettent pas, dans l’état actuel, de prendre en charge.  

Un troisième point saillant est la question de la reconnaissance sociale dans le travail d’accompagnement des personnes exilées. La prise en charge sociale et administrative se concentre souvent sur les besoins physiques, techniques ou matériels des personnes exilées. Dans la thèse, j’ai aussi montré l’importance de prendre en compte également le besoin de reconnaissance, en me fondant notamment sur la théorie de l’attachement social de Serge Paugam. L’accompagnement est une forme de lien social qui se crée entre les intervenants et les personnes exilées. Comme le montre Serge Paugam, tout lien social doit apporter à la fois protection contre les aléas de la vie, le « compter sur », et reconnaissance sociale, le « compter pour ». La thèse montre l’importance des signes de reconnaissance réciproques qui favorisent une expérience positive de l’intégration en France et réduit considérablement le sentiment d’illégitimité à être aidé et donc le non-recours aux aides sociales et administratives.     

FCF – Quel impact a le Prix Caritas sur votre carrière ?

Le Prix Caritas, une magnifique reconnaissance de mon travail de recherche. C’est super de pouvoir donner une nouvelle visibilité à la recherche un an après la soutenance de thèse et surtout c’est une vraie opportunité d’augmenter l’impact social de ma recherche dans le prolongement de mon contrat CIFRE. C’était important pour moi de mener une recherche avec et pour des associations afin que cela serve les pratiques. Ce prix est l’opportunité de faire connaître les résultats de cette recherche auprès d’acteurs qui n’en auraient pas entendu parler autrement. 

 

Lucie Lepoutre